Oh mon dieu, un bal. Il y avait un bal. Pour de bon. Un vrai bal. Vrai de vrai. Tout droit sorti d’un dessin animé Disney, avec des jolies robes, de la musique, un discours plus que nifflant et, fort heureusement, un très impressionnant buffet pour rattraper le coup. Un bal.

Maeve n’était pas sûre de survivre plus d’un bal par trimestre, et encore.

Ce n’était pas la robe. La robe passait encore. Elle était bordeaux et dorée, parce que ses parents avaient insisté pour qu’elle porte avec fierté les couleurs de sa maison, même si en ces premiers mois de l’année scolaire Maeve continuait de penser très sincèrement que la répartition divisait les élèves et les montait les uns contre les autres plus qu’autre chose.
Non, la robe passait, vraiment.

La musique ? Elle avait droit à pire chez elle.

Mais la danse… la danse… Maeve ne savait pas danser. Ou plutôt, Maeve savait bouger dans tous les sens en rythme, ce qui n’avait aucun rapport avec la grâce et l'élégance dont faisait preuve la plupart des couples sur la piste de danse. Danser jusqu’à en avoir la tête qui tourne et devoir s’écrouler sur le canapé en riant bêtement, ça, elle savait faire. Tournoyer, et encore pire, tournoyer délicatement, avec un partenaire, sans marcher sur ses pieds ou rentrer dans le couple d’à côté, ahah. Non. Elle ne voulait même pas s’y risquer.

Oh, et puis il y avait toute cette histoire de trouver un partenaire, aussi, quelqu’un avec qui danser, avec tous les on-se-tient-par-la-main et autres ah-ah-on-se-parle-au-creux-de-l’oreille dont Maeve ne voulait absolument pas entendre parler. Est-ce que ses parents se tenaient par la main toute la sainte journée ? Est-ce qu’ils se bégotaient tout le temps ? Non, elle ne se souvenait même pas de les avoir vu s’embrasser ne serait-ce qu’une seule fois - hors de question qu’elle s’y mette elle-même. L’idée même lui donnait envie de fuir.

Cela la laissait dans une situation délicate. Les camarades avaient lesquels elle avait assez échangé en ce début d’année pour pouvoir les considérer comme ses amis étaient tous occupés à gauche ou à droite ; elle se retrouvait seule, sans rien à faire, et trop frustrée pour monter se coucher si tôt dans la soirée quand elle avait enfin l’opportunité de veiller tard !

C’était là que le buffet entrait en scène : elle s’était inventé un jeu extrêmement complexe qui impliquait notamment de passer d’un bout à l’autre de la table entre chaque bouchée. Elle passait déjà son temps assise en cours ou quand elle faisait ses devoirs, si elle ne bougeait pas un peu en fin de journée, elle n’allait jamais réussir à s’endormir, et ses camarades de chambrée allaient encore se plaindre de son hyperactivité.

Les doigts déjà collants et la bouche délicieusement irritée de tout ce sucre et toutes ces différentes saveurs, Maeve était en train de se dire qu’elle avait enfin trouvé un moyen de passer une excellente soirée lorsqu’elle sentit que quelque chose ne tournait pas rond. Une tension dans l’air, des poils qui se hérissaient au creux de sa nuque… Elle resserra son emprise sur le saladier de dragées qu’elle venait de prendre sur la table et élargit son horizon au-delà du buffet et du prochain plat qu’elle comptait accaparer. Rien ne semblait sortir de l’ordinaire : la musique, les couples, les petits groupes ici et là, l’élève à la cravate jaune en train d’hésiter entre deux bols dont celui qu’elle avait en main… Oops. Le problème était peut-être dans ce goût-là.

“Ah, pardon- tiens, tu en voulais ?” Maeve enfourna deux dragées avant de tendre le saladier à l’autre étudiant de ses mains poisseuses. “Oh mon dieu-” Son visage se tordit en une grimace dégoûtée. “-oh mon dieu, essaye pas les bleus et les marrons en même temps, je sais pas quel goût c’est censé avoir, mais ça ne vas pas, pas du tout, mais alors là… pas du tout ensemble. Beurk. Tu me sers un verre de jus de machin, s’il te plaît, c’est de ton côté. Heu. Citrouille ? Raisin ? N’importe quoi ?”

“Non mais je t’ai demandé un verre, hein, pas un cours de diété-” La réplique cinglante - ou qui se voulait l’être, en tout cas - de Maeve fut coupée court par un sourd grondement qui lui fit lever les yeux au ciel. Le temps qu’elle se soit rendue compte qu’il s’agissait bien d’un faux orage venant d’un faux plafond, et non pas d’un véritable éclair prêt à la carboniser sur place, le Poufsouffle en face d’elle semblait avoir été victime d’un léger choc.

“Heu… Ca va ?” hasarda-t-elle, quelque peu interdite, cherchant partout la cause de son trouble.

Son sens de la répartie n’était tout de même pas *si* acéré ; et il avait peut-être pas l’air bien énergique, le Jaune-et-Noir, mais quand même. Son regard papillonna jusqu’à tomber sur sa cravate et sur la tâche cramoisie qui s’y étendait lentement.

“Oh…” Son premier réflexe fut de pouffer, ce qui n’était sans doute pas très gentil. “Oh- heu- tu feras attention, tu as une tache, là,” dit-elle, toujours prête à rendre service. “Attends, je vais t’aider- heu- alors on va d’abord se débarrasser de ça-” Tout en parlant, elle reposa le saladier de bonbons. “-et -heu- attends, attends, je dois avoir… Je dois avoir un mouchoir dans un coin…”

Il lui était maintenant difficile de contenir ses gloussements. Ce n’était pas tant la tâche ou la mésaventure en elle-même, non, c’était l’air si contrit et si déçu du pauvre jeune homme qui lui faisait face. Elle s’en mordait l’intérieur des joues, faisant de son mieux pour ne pas le regarder fixement et se concentrer sur sa recherche de mouchoir à la place. Elle en avait un quelque part, elle en était sûre, mais tapoter ses poches ne lui apporta que de faux espoirs, emballages de bonbons, moitié de plume bien rongée, et mouchoirs trop sales pour être prêtés en toute conscience.

“Non mais- non mais la tête que tu fais, c’est juste-” Le mouchoir enfin trouvé, elle en trempa un rebord dans un verre d’eau avant de le tendre à l’autre étudiant. “- c’est juste à mourir de rire, en fait,” dit-elle avec un large sourire qui se voulait amical. “Tiens, essuie-toi… Oh !” Elle pencha la tête, les rouages de son cerveau connectant enfin le jeune homme et ses récents souvenirs. “On a pas, genre, Botanique ensemble ?”

Il lui disait vaguement quelque chose, le Poufsouffle. Très vaguement. Les visages n’avaient jamais été son fort. Les voix ou les noms non plus. Mais elle pensait bien l’avoir déjà vu quelque part, toujours sérieux et propre sur lui - pas le genre de personne qu’elle aurait approché en premier pour se lier d’amitié avec - et maintenant qu’il était en face d’elle, pourquoi ne pas discuter un peu ? Parler avec les autres lui était toujours venu naturellement. Elle était consciente que ce n’était pas le cas de tout le monde, bien qu’elle ne pouvait pas comprendre les timides, les introvertis et les angoissés atteints de phobie sociale. Quoiqu’il en soit, elle ne pouvait pas s’empêcher d’essayer. Le ton condescendant et la petite remarque sur le glucose - mais qu’est-ce que c’était, le glucose ? - n’étaient pas oubliés, loin de là, mais tout le monde méritait une deuxième chance, même les Poufsouffles trop savants pour leur bien avec une cravate tâchée de jus de raisin.