« Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »

Pour beaucoup de jeunes gens, samedi matin était synonyme de grasse matinée. L’absence de cours permettait de pouvoir enfin profiter, après une rude semaine, du repos du juste. Pour Reva, c’était l’occasion de profiter de la tranquillité du début de journée plus longtemps. Levée comme à son habitude assez tôt, elle était allée dans la salle commune pour lire un peu. Ces temps-ci, c’était du Tocqueville : Oncle Keval poursuivait l’éducation de sa nièce, et après qu’elle ait découvert la culture anglaise, il avait jugé bon qu’elle s’intéresse à la philosophie. L’Assamaise avait eu quelques réticences au départ, se souvenant avec perplexité des Shakespeare, Wilde et autres auteurs dits classiques, mais finalement, elle éprouvait un certain entrain à cet autre domaine de la littérature. On traitait davantage de choses concrètes. Concrètes n’était peut-être pas le mot, car finalement on parlait d’idées, mais ces idées se rapportaient à des choses réelles, pas à des histoires de fiction.

Plongée dans sa lecture, Reva remarqua à peine Colleen sortir du dortoir, éveillée comme une somnambule. Pourtant, l’Irlandaise n’était pas matinale, d’habitude. Mais ça n’avait guère d’importance.

« Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »

Et c’était ça qui, selon Oncle Keval, était censé lui faire relativiser la philosophie de son père ? C’était tout bonnement ignoble ! Si c’était ça la démocratie en Amérique, qu’avait-elle de si enviable ? Une foule d’individus, mais pas une société, voilà ce qu’était donc l’Occident. Car cela ne se limitait pas aux Etats-Unis, la Grande-Bretagne, de ce qu’en connaissait Reva, n’était pas en reste.
En périphérie de son champ de vision, la lectrice vit Colleen se lever et aller vers l’entrée de la salle commune.

« Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge »

- Finn ? Mais... Où est-ce que t'as traîné comme ça ? Mais attends... C'est du sang là ? T'es blessé ? Mais qu'est-ce que t'as encore fichu ?!

Ah ? Interloquée, l’Assamaise leva un œil de son livre, puis le deuxième, avant de tourner la tête. A part la rousse de dos, elle ne voyait pas grand-chose. Quittant son fauteuil avec De la démocratie en Amérique, Tome 2, tout en gardant son index droit au milieu des pages pour ne pas perdre celle où elle s’était arrêtée, la jeune sorcière alla voir de quoi il retournait. Elle garda une distance : elle ne verrait pas plus en se collant à Colleen, et ne ferait que bloquer le passage que Finn emprunterait bientôt.